RECIT DE VOYAGE

LES DEVOTS DES ROIS EMPEREURS

« Il y a 5 ans j’ai entendu l’appel. J’ai su que je devais y répondre et servir ma communauté. J’habite Phuket Town et je suis taoïste. Devenir médium est donc mon destin. Mon mari et toute ma famille m’ont soutenue dans ce cheminement intérieur."

« Je suis une dévote. Il y a 2 ans moi aussi j’ai entendu l’appel ; depuis je me martyrise pour tous les fidèles. Le choix de m’auto torturer la joue avec une fine épée a été guidé par notre dieu et seigneur. Je vis les rites durant le festival intensément nous confie Joy.»

Emportés par la foule, nous avançons dans les pas de notre médium entouré de ses 5 accompagnants. Nous suivons la procession du temple de Jui Tui s’arrêtant quand elle décide de bénir les pèlerins qui bordent les rues, allongeant le pas lorsqu’elle décide de courir. Le défilé durera 4 heures et on marchera 11 km, le plus souvent au pas de charge sous une pluie quasi continue de pétards.

Les rues sont noyées dans la brume, on n’y voit pas à 1 mètre, les pétards par milliers rentrent en jeu dans un bruit infernal. Les dévots et les médiums ne semblent même pas s’apercevoir qu’ils marchent sur les pétards qui éclatent sous leurs pieds nus. Ils sont devenus insensibles à la douleur, chaleur, soif, faim. Avant de rejoindre le défilé ascètes et dévots se recueillent dans le temple pour entrer en transe. Dès lors les dévots vont pouvoir subir la torture du piercing avec l’objet de leur choix sans rien sentir et supporter les inconvénients des longs cortèges. On assiste à l’aube dans les temples chinois de toute l’île de Phuket, à ces séances d’auto torture ou les plus incroyables objets attendent qu’un scarificateur entaille les joues pour y enfiler épées, sabres, couteaux, grosses branches d’arbres, rames de bateau, scie, barres de fer…. Certains ont tellement d’aiguilles autour de leurs bouches qu’elles ressemblent à un hérisson. Le médium, au contraire du dévot ne se scarifie pas, mais il a une égale importance pour les taoïstes car lui aussi vêtu de son long peignoir blanc ou jaune assure le lien spirituel entre les adeptes et les 9 dieux empereurs vénérés.

Les défilés commencent vers 7h, les fidèles accourus de toute l’île et même du monde entier sont en place, le long du parcours, dès l’aube. Il est important durant le festival végétarien qui a lieu une fois par an durant le 9ème mois lunaire du calendrier chinois (généralement octobre) de participer pour recevoir moultes bénédictions s’assurant ainsi une bonne année à venir. Les magasins installent des petits autels espérant qu’un dévot ou un médium les honoreront et donc leur apporteront prospérité pour leurs commerces. Mais surtout pour s’assurer des bonnes grâces des idoles on apporte des pétards sous forme de ceinture, ou bien suspendus à des perches ou directement enroulés autour des statues logées sur des palanquins et là… c’est une effervescence apocalyptique de feu, de fumée et de décibels. C’est à qui en allumera le plus, a qui fera le plus de bruit. Car sans le bruit des pétards et des tambours aucun rite ne peut avoir lieu ; dans l’orthodoxie du taoïsme, il faut chasser les mauvais esprits de la ville en faisant le plus de « pétard » possible ! La deuxième méthode pratiquée est la purification par la souffrance infligée au corps ; démarche bienveillante qui peut paraître inattendue ou stupéfiante mais dont le but est la purification personnelle, de la ville et de tous ses habitants.

Notre médium béni les croyants agenouillés en signe de respect. Elle distribue des bonbons, bracelets de laine que tous gardent précieusement. Ces petits objets sont le signe qu’ils ont été remarqué et béni. On ne peut pas offrir à une autre personne le présent reçu des mains de ces saints, sous peine de voir s’envoler la grâce reçue. Les accompagnants ont fort à faire car ils doivent en plus d’assurer sa sécurité, présenter le panier rempli par ex de bracelets et surtout ne pas en manquer, il y a tellement de personnes qui attendent.

Notre dévote que nous avons suivie lors d’un autre défilé, comme presque tous les autres dévots à plus de difficultés à s’arrêter pour bénir car leurs mains sont souvent occupées à soutenir l’objet qu’ils ont choisi pour s’auto mutiler. Alors lorsqu’il “sente” devoir s’arrêter devant telle ou telle personne ils font signe à leurs accompagnants qui remettra le petit bracelet de laine ou de perle, des friandises ou des fruits.

En défilant, les dévots et les médiums vont purifier et bénir tous les taoïstes de l’île de Phuket, aussi ils sont très attendus.

Pendant les 9 jours que dure le festival toute la ville de Phuket Town qui concentre la plupart des temples taoïstes est en liesse permanente, ils restent ouverts 24 heures afin que tous puissent venir se recueillir.

L’origine de ce festival remonterait à 200 ans environ. Une troupe d’artistes d’opéra venue de Chine afin de distraire les immigrés chinois travaillant dans les mines d’étain de l’île tomba malade. C’est alors qu’ils eurent l’idée de se soumettre à un régime strictement végétarien et de prier les Neufs Rois Empereurs pour purifier corps et âmes. Contre toute attente, tous les membres de la troupe guérirent. En guise de remerciement pour avoir survécu il fut décidé d’adopter un régime végétarien chaque année pendant 9 jours. Cette manifestation annuelle s’est développée devenant célèbre pour tous les taoïstes dans le monde.

En plus des piercings certains dévots choisissent l’automutilation, qui consiste à s’entailler des zones du corps à l’aide le plus souvent d’une hache ou bien de marcher sur des braises ardentes, de faire des bains d’huile ou d’eau bouillante ou de monter une échelle de 10 mètres de haut faite de lames très affilées, naturellement sans être assuré par un filin !

Si on peut penser que ces manifestations de ferveur sont exagérées dans leurs expressions à sensation, le climat qui règne ici est serein, et véritablement religieux, finalement c’est le respect qui s’impose dans les esprits de tous. Pas de bousculade durant le défilé ou tous ne marchent pas à la même allure, ou il serait facile de se blesser avec toutes ces longues lames pointues et mal protégées qui dépassent des joues des dévots et ou les pétards pourraient brûler les épaules des porteurs des statues des 9 Rois Empereurs. Les dos sont nus, parfois une serviette entoure le cou des porteurs, ils doivent faire preuve de courage car résister plusieurs heures dans la fumée âcre, les yeux larmoyants sans tomber est un tour de force en lui seul. On agite inlassablement, autour des porteurs, des serviettes pour éviter le risque de blessures par le feu des pétards et éloigner au plus vite la fumée afin de leur permettre de reprendre rapidement leur souffle.

“Lorsque je rentre en trance devant l’autel du temple je me sens légère car je vais faire du bien à ma communauté »

« Une fois que les dieux sont là, en moi, je ne ressens aucune douleur » assure Joy après avoir eu la joue transpercée par une fine épée ; et elle ajoute que « la blessure du piercing disparaîtra en peu de jours » Nous l’avons rencontrée 4 jours plus tard et avec stupeur nous constations sur sa joue un minuscule hématome en voie de totale disparition. Certes ceux qui choisissent des objets plus gros comme un sabre ou une clé à molette et qui répètent le piercing chaque année ont de légères cicatrices au creux des joues.

“Durant le défilé je sens qui a besoin de mes prières, alors je m’arrête et j’offre un bracelet, un geste d’apaisement, une prière. Je ne reconnais personne car je ne vois plus qu’avec mon esprit qui est guidé par le lien spécial qui s’est créé avec les dieux en entrant en transe. «

« Nous avons le sentiment que les dieux nous protègent », témoignent notre dévote et notre médium, « il faut suivre les règles, les suivre avec sincérité. Il faut être très pur » insistent-elles en évoquant « la force mentale » nécessaire pour se prêter aux différents rites, qui ne doit pas être atténué par la prise des médicaments ou drogues.

Il n’est pas facile de comprendre tout ce qui se passe dans ce cortège dense, qui finit par paraître enchanté : des divinités apparaissent, des médiums masculins et féminins vibrent de la tête car en transe, certains recouvrant sur leur passage la foule à l’aide d’étendard, tous semblent glisser sur le bitume, presque irréels dans le halo de fumée des pétards crépitants.